Jacques Mailhos, né en 1968 en Bretagne, est traducteur littéraire de romans anglophones. Si son nom vous dit quelque chose, cela a sans doute à voir avec le succès que rencontrent, roman après roman, ses succulentes traductions aux Editions Gallmeister, concourant à faire connaître en France un catalogue époustouflant au cœur duquel les ouvrages d’Edward Abbey, depuis Désert solitaire, trônent princièrement, et qui nous intéressent particulièrement ici. En descendant la rivière vient tout juste de paraître, ainsi que la version poche du Feu sur la montagne. On lui doit aussi la traduction du Jeu de la dame, de Walter Tevis (adapté sur Netflix) en librairie ce mois-ci, de Délivrance, de James Dickey, mais aussi de Thoreau, Benjamin Whitmer, Howard McCord, Alan Tennant, Ross Macdonald, dont la série Lew Archer, qui compte 18 volumes, est en cours de retraduction intégrale par ses soins…
En 2012, les deux plus prestigieux prix de traduction en France, le prix Amédée Pichot de la ville d’Arles et le prix Maurice-Edgar-Coindreau lui sont remis pour sa traduction de Désert solitaire d’Edward Abbey.
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Il a accepté de répondre à nos questions alors que nous proposons un mois « Nature writing chez Gallmeister », à l’occasion de la mise en avant de leur collection poche Totem. Nous l’en remercions de tout cœur… sauvage !
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Ses dernières traductions en date (mars 2021)
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Paméla Ramos – Bonjour Jacques, c’est avec un réel et vif plaisir que nous trouvons une occasion rêvée pour vous inviter parmi nos « pages à écrire », alors que nous dévorons vos traductions depuis des années. Grâce à vous, et aux éditions Gallmeister, j’ai découvert le nature writing avec Désert solitaire, au moment de la parution de votre traduction, et il est devenu depuis lors l’un de mes écrivains américains favoris aux côtés de Robert Penn Warren, Cormac McCarthy, James Ellroy ou encore Charles Bukowski. Quel a été votre premier contact, à vous, avec ce drôle d’écrivain ?
Jacques Mailhos – J’avoue sans (trop de) honte l’avoir découvert lorsqu’Oliver Gallmeister m’a appelé pour me confier la traduction du Retour du Gang, qui est la suite du Gang de la Clef à molette (que Gallmeister venait de publier dans son ancienne traduction signée Pierre Guillaumin ; j’en ai refait une traduction quelques années plus tard). Cet auteur était complètement passé sous les radars aussi bien de ma culture personnelle que des programmes de littérature américaine sur lesquels j’avais pu plancher au fil de mes études d’angliciste. Ça a été un choc (comment avais-je pu passer à côté de cet auteur ?!), et un coup de foudre immédiat.
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P.R.– Edward Abbey est présenté comme le précurseur des mouvements écologistes radicaux américains, bien que cette étiquette soit un peu réductrice. C’est avant tout un immense écrivain, dont la langue regorge de trouvailles brillantes : de belles préfaces à ses ouvrages se chargent de nous présenter un auteur aussi attachant que complexe, dans Désert solitaire, avec Doug Peacock, ou Le Gang de la clef à molette, avec Robert Redford : fut-il le père du nature writing ?
Jacques Mailhos – Edward Abbey est sans conteste une grande figure du nature writing américain. Dans le rôle du père, pour ce mouvement, on évoque plus souvent Henry David Thoreau, et son Walden, que j’ai également eu l’honneur et le bonheur de traduire. Le texte – mélange de récit et d’essai – qu’Abbey lui consacre dans En descendant la rivière est passionnant, et très poignant à cet égard. Mais vous avez raison, il y a de belles préfaces et de beaux textes sur Abbey, qui disent beaucoup mieux que je ne saurais le faire ce qu’on peut dire sur cet auteur.
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P.R. – J’invite par ailleurs nos lecteurs à jeter un œil sur notre sélection Nature writing chez Gallmeister, où nous glissons quelques considérations sur un genre en pleine expansion dans le cœur des Européens, en partie grâce à vos traductions. Vous avez d’ailleurs été primé pour votre traduction de Désert solitaire, et depuis cette entrée fracassante dans son univers, vous semblez littéralement épouser la prose d’Abbey : cette connivence coulait-elle de source ? Comment appréhendez-vous chacun de ses livres, au moment de commencer leur traduction ?
Jacques Mailhos – En réalité, ma première rencontre avec l’écriture d’Abbey s’est faite à l’occasion de ma traduction du Retour du Gang ; Désert solitaire est venu plus tard. J’adore effectivement traduire Abbey, mais je n’ai aucune bonne explication à donner au sujet de cet effet de connivence que vous percevez (et qui me réjouit au plus haut point). J’accorde aux textes de cet auteur la même attention et le même soin qu’à tous les auteurs et toutes les autrices que je traduis, et le résultat final est surtout le fruit d’un travail soutenu, phrase après phrase. Je pense qu’une partie de cet effet tient peut-être à la nature intrinsèquement assez spectaculaire, pyrotechnique, de l’écriture d’Abbey ; cela donne, une fois traduit, un résultat lui-même peut-être assez spectaculaire, qui attire l’attention sur le travail de traduction. Mais d’autres auteurs, à l’écriture plus simple, plus limpide, mais non moins travaillée (je pense par exemple à quelqu’un comme Elliot Ackerman, dont j’ai adoré traduire En Attendant Eden), requièrent autant d’attention, autant de soin, autant de travail, pour un résultat qui ne sera, forcément, pas si spontanément spectaculaire. Quand je dois aborder une nouvelle traduction d’Abbey, je sautille un peu de joie, je stresse pas mal, et je m’y colle.
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P.R.– J’ai toujours cru que vous aviez débuté avec Désert solitaire ! Mais c’est sans doute parce que c’est le premier que j’ai lu. Merci d’avoir précisé. Edward Abbey, c’est aussi (et surtout ?) un écrivain d’un humour jubilatoire, qui s’accommode aussi bien de la satire sociale que de la description de l’aube sur les canyons de Moab. Il n’a peur de rien, et la maîtrise de son environnement semble lui avoir conféré l’assurance décontractée de pouvoir tout aborder, politiquement et socialement, sans frémir. Le diptyque du Gang de la clef à molette et du Retour du gang en est un exemple fameux. Avez-vous eu des difficultés à rendre ces traits d’ironie insolente, qui sont d’une évidente fluidité, à lire votre traduction ?
Jacques Mailhos – Je n’ai pas le souvenir que l’humour m’ait posé plus de problème que les autres caractéristiques du style d’Abbey (le lyrisme, les métaphores, la poésie, la colère…). En réalité, tout se joue phrase après phrase, dans le détail des mots, et chaque phrase est un cas particulier.
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P.R.– Je voudrais aborder l’aspect du recours à la violence chez Abbey. Dans le Feu sur la montagne, qui n’est pas le plus amusant de ses romans, pour le coup, et qui traite du refus obstiné d’un homme de soixante-dix ans, Vogelin, impossible à déloger de son ranch par l’armée qui veut le réquisitionner pour y installer des essais de tirs de missiles, on sent que la menace gronde dès le départ, bien que le rachat du ranch ne soit évoqué qu’une centaine de pages après le début. Cela ne pourra pas se terminer pacifiquement. On imagine l’écrivain tiraillé entre le personnage acharné de Vogelin, et celui, plus raisonnable et trouble de son ami Lee, qui voudrait le dissuader d’aller jusqu’aux dernières extrémités. C’est toute la culture américaine qui pourrait se résumer dans cette opposition : les fusils ou les tribunaux ? Abbey était-il à vos yeux un défenseur de l’écologie au point de justifier les actions musclées, voire criminelles, pour la « juste cause » ?
Jacques Mailhos – Avoir traduit Abbey ne fait pas de moi un spécialiste de sa philosophie, de sa vision du monde. Cela fait de moi un lecteur attentif de son œuvre, comme bien d’autres. Dans Le Gang de la clef à molette et Le Retour du gang, ses deux romans qui mettent le plus clairement en scène le recours à des actions violentes, il est clairement stipulé, à de nombreuses reprises, que cette violence doit absolument exclure les atteintes aux personnes. La destruction de biens (panneaux publicitaires, bulldozers, excavateurs géants, barrages, etc.), présentée comme une forme de légitime défense exercée pour le compte d’une nature elle-même violemment attaquée de toutes parts : oui. L’atteinte aux personnes : non.
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P.R.– Vous êtes d’une grande fidélité à l’éditeur Gallmeister : comment travaillez-vous ensemble, apportez-vous des écrivains que vous dénichez de votre côté, des projets qui vous tiennent à cœur ?
Jacques Mailhos – J’ai eu la chance inouïe d’être présent au moment où Oliver Gallmeister lançait sa maison d’édition. Le courant est tout de suite passé entre nous. Il m’a fait faire des bouts d’essai, mon travail lui a plu, et il m’a fait confiance (alors qu’à cette époque je n’avais encore jamais vraiment traduit de littérature, ayant surtout fait des traductions dans le domaine des sciences humaines, en sociologie et en histoire de l’art). Depuis ma première traduction (je crois que c’était le formidable Itinéraire d’un pêcheur à la mouche, de John D. Voelker), Oliver m’alimente à flux continu en textes toujours de très grande qualité, de styles, genres et époques très variés, et, comme on dit dans les vieux couples, je n’ai pas besoin d’aller voir ailleurs. C’est une situation vraiment très luxueuse, et j’en suis bien conscient.
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P.R.– Merci beaucoup pour cet échange, est-ce que vous pouvez nous toucher un dernier mot de En descendant la rivière, le dernier livre en date d’Abbey que vous avez traduit ?
Jacques Mailhos – Je n’ai rien de spécial à ajouter, si ce n’est que j’ai vraiment pris beaucoup de plaisir à le traduire. C’est le parfait pendant aquatique du minéral Désert Solitaire, qu’il complète merveilleusement bien.
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P.R.– Je pense vouer une tendresse éternelle, légèrement supérieure aux autres, au Gang de la clef à molette, et vous, quel est votre ouvrage favori d’Abbey, si vous vous autorisez le droit à un favori !
Jacques Mailhos – J’ai une tendresse particulière pour Le Retour du Gang, avec lequel j’ai commencé mon travail de traduction des textes d’Abbey. Sinon, pour des raisons différentes (et complémentaires), Désert Solitaire et Le Gang de la clef à molette sont très chers à mon cœur. Désert Solitaire dresse un superbe (et triste) état des lieux ; Le Gang nous offre le plaisir d’agir, de passer à l’action, de faire quelque chose, comme on dit, par le biais de la fiction.
Propos recueillis pour la librairie Une Page à Écrire, mars 2021.
Titres cités :
DÉSERT SOLITAIRE
Traduit par Jacques Mailhos
Chef-d’œuvre irrévérencieux et tumultueux, Désert solitaire est un grand classique du nature writing et l’un des plus beaux textes jamais inspirés par le désert. 352 p – 10 €
LE FEU SUR LA MONTAGNE
Traduit par Jacques Mailhos
Un vieil homme menacé d’expulsion par l’armée américaine est déterminé à défendre sa terre. Il engage un bras de fer avec les forces de l’ordre sous les yeux de son petit-fils. 256 p – 9 €
EN ATTENDANT EDEN
Traduit par Jacques Mailhos
D’une profonde humanité, En attendant Eden est une méditation perçante sur la loyauté et la trahison, la peur et l’amour. 160 pages, 22,60 €
LE GANG DE LA CLEF À MOLETTE
Traduit par Jacques Mailhos
Armés de clefs à molette – et de quelques bâtons de dynamite –, quatre insoumis se lancent dans l’écosabotage afin de défendre l’Ouest américain contre la “machine” industrielle. Ce classique subversif, vendu à des millions d’exemplaires depuis sa parution en 1975, est devenu la bible d’une écologie militante et toujours pacifique… ou presque. 496 p – 12 €
EN DESCENDANT LA RIVIERE
Traduit par Jacques Mailhos
Rempli d’aubes enflammées, de rivières brillantes et de canyons radieux, ce recueil, inédit en France, est chargé d’une rage sincère et déchaînée contre la cupidité humaine. NOUVEAUTÉ. 240 p – 22 €
ITINÉRAIRE D’UN PÊCHEUR À LA MOUCHE
Traduit par Jacques Mailhos
Livre culte outre-Atlantique, ce formidable éloge de la nature et de l’amitié est aussi une réflexion profonde sur l’art contemplatif de la pêche à la mouche. 224 p – 21,90 €
LE RETOUR DU GANG
Traduit par Jacques Mailhos
Les quatre héros du Gang reprennent du service face à la menace d’un super excavateur géant qui s’apprête à défigurer les déserts de l’Ouest. Tous les coups sont permis ! 448 p – 12 €
WALDEN
Nouvelle traduction de Jacques Mailhos
En 1845, Henry David Thoreau part vivre dans une cabane construite de ses propres mains, au bord de l’étang de Walden, dans le Massachusetts. Là, au fond des bois, il mène pendant deux ans une vie frugale et autosuffisante, qui lui laisse tout loisir de méditer sur le sens de l’existence, la société et le rapport des êtres humains à la Nature. Une réflexion sereine qui montre qu’il faut s’abstraire du monde et de ses désirs pour devenir réellement soi-même. 400 p – 10 €