Fred Pougeard est né en 1974 à Guéret. Conteur de son métier, il est voué aux TER, aux petites gares et aux lignes oubliées, « supports » de son premier livre Via Ferrata. Il dirige la compagnie l’Allégresse du Pourpre.
Alors qu’il doit faire face à la maladie de son père, ancien cheminot, qu’il vient visiter régulièrement en empruntant les petites lignes de train, il commence à composer, comme pour les fixer, des poèmes libres qu’il semble percevoir à travers les fenêtres. Accompagnés par des photographies en noir et blanc capturant la vitesse, ou le ciel, depuis ces fenêtres de train, ils forment un singulier ouvrage paru récemment aux éditions Thierry Marchaisse. Il a accepté de répondre à nos questions, et nous l’en remercions de tout cœur !
Tout vers devrait avoir deux devoirs : communiquer un fait précis et nous atteindre physiquement comme la proximité de la mer.
Jorge Luis Borges
Même si être obscur est aujourd’hui à la mode, pour ce qui est du fond comme de la forme, être clair a toujours été mon ambition.
Isaac Bashevis Singer
Paméla Ramos — Bonjour Fred Pougeard, c’est entre deux trains régionaux ou bus que nous arrivons à vous attraper pour quelques minutes fugitives, et nous vous remercions encore d’avoir bien voulu répondre à nos questions alors que paraît votre premier recueil de poésie ; votre premier journal en forme de poèmes, bref, votre premier livre hybride et saisissant. Comment avez-vous souhaité composer cet objet ?
Fred Pougeard — La composition du livre s’est faite, pour les poèmes, assez simplement. Dès les débuts de l’écriture, j’avais daté chacun d’entre eux. Je faisais cela « pour mémoire », sans penser à un éventuel lecteur mais à mon intention ; pour me dire : c’est ce jour-là qu’il s’est passé ceci ou cela ; parce que chaque poème me semblait organiser un peu mon chaos, ce chaos lié à ma confrontation avec la maladie dégénérative de mon père, la connaissance de sa souffrance, car il savait très bien à quoi il était confronté. Chaque texte terminé était une sorte de petite victoire, de joie ; de joie, même si j’étais allé au bout, comme je le pouvais mais de façon qui me semblait précise, claire, de quelque chose de sombre. En 2016, trois ans après avoir écrit le premier poème, j’ai commencé à penser sérieusement à publier ces textes. Je me suis rendu compte, et un ami premier lecteur me l’a confirmé par ses retours, que ce peut-être futur livre devrait se lire dans l’ordre de composition des poèmes, et qu’il était important de conserver la mention des dates : ainsi le lecteur pourrait-il convoquer, pour sa compréhension, la minceur ou l’épaisseur du temps écoulé entre deux fragments d’existence sur cette…via ferrata. Sauf quelques exceptions, j’ai l’impression que les poèmes ne sont pas indépendants les uns des autres. « Journal ou poèmes épars», c’est ce que j’ai écrit à l’éditeur lorsque je lui ai envoyé le manuscrit. Et c’est ce qui a été repris dans le titre.
À la lecture du manuscrit, il semblait aux éditeurs, Isabelle Simatos et Thierry Marchaisse, qu’il y avait, au sein de ce livre où la figure de mon père est centrale (mais non exclusive), comme un vide un texte manquant. Voilà qu’un jour, à cause d’un mic-mac invraisemblable de trains bloqués et de ces correspondances qui n’attendent plus les retardataires, je me retrouve dans un petit bus, seul avec un joyeux chauffeur, parti pour faire Limoges-Guéret en 2h30 plutôt qu’en 1 heure, en suivant les sinuosités de cette petite ligne qui court à travers bois. J’appelle Thierry Marchaisse rapidement, pour m’excuser : nous devions avoir un rendez-vous téléphonique conséquent et je lui annonçais mon retard. Je lui raconte mon épopée ferroviaire mais je lui dis que je suis heureux : car je circule de petite gare en petite gare, dans lesquelles mon père faisait fréquemment des remplacements. À l’autre bout du fil, Thierry tombe de sa chaise : — votre père est cheminot ? Vous ne me l’avez jamais dit ! Vous ne l’écrivez pas dans « Via Ferrata » ! Je devais bien en convenir. Aussi incroyable que cela puisse paraître dans un livre traversé constamment par les chemins de fer, au sens propre ou figuré, je n’avais pas songé à l’expliciter… Sans doute parce que mon père n’en parlait jamais lui-même. Il aimait ses collègues mais a toujours été passionné par d’autres choses que les trains… En tout cas, le poème manquant était trouvé.
Thierry Marchaisse a eu une autre intuition : n’avais-je pas gardé d’autres traces de ce temps d’écriture ? Ce « pour mémoire » des dates était-il simplement porté par les poèmes ? Or, grâce aux téléphones portables, si pratiques d’utilisation, et qui disposent désormais d’objectifs de grande qualité, je m’étais mis à beaucoup photographier dans les trains, dans les voitures, les ciels, la vitesse. Il y a si peu de temps que je regarde, ému, le ciel, je n’en reviens toujours pas. En tout cas, ce fut là le plus difficile dans la composition du livre : je ne suis pas photographe, mes photos sont très simples, naïves, brutes. L’idée n’était heureusement pas de publier des tirages de grande qualité mais que ce témoignage existe tout de même pour le lecteur. J’ai essayé, avec l’aide de toute l’équipe éditrice, d’ordonner cela, en jouant sur les degrés de dureté ou de douceur possible des prises de vues. Des lecteurs me diront peut-être ce qu’ils en pensent.
P. R. — À travers ces vitres, en effet, celles des TER auxquels vous rendez hommage autant qu’à votre père, nous tentons avec vous d’accrocher le paysage, de retenir des fragments de ces petites lignes empruntées par devoir, au départ… le train se prête-t-il plus qu’aucun autre transport à l’errance poétique ?
Fred Pougeard — Pour moi qui n’ai jamais fait sur un bateau de traversée au long cours, et si l’on omet, comme moyen de transport, nos deux jambes à crapahuter, oui. Le train est un entre-deux qui tout à la fois m’éloigne et me rapproche de tâches à accomplir, d’obligations de toutes sortes, mais qui, le temps du trajet, je ne sais trop comment, les suspend presque toujours ; le train, c’est le mouvement et l’immobilité, la vitesse mais la lenteur. On n’a d’autre vigilance que d’observer, éventuellement de ne pas égarer son ticket ni manquer sa gare. Il y a en général pour soi une tablette, une alternance d’ombre et de lumière, des silhouettes sur la vitre, la nuit. Je peux écrire. Cela ne vous étonnera pas, je n’aime guère les TGV. Les places coûtent cher, les fenêtres sont petites, on ne s’arrête à presque aucune gare, les lignes sont très droites et les trajets s’achèvent avant que de commencer ; ils sont les outils utiles de notre folie ordinaire (je le dis sans condescendance, j’y participe). D’ailleurs dans les TGV, tout le monde se lève bien en amont du terminus ; chacun est pressé, pas seulement, je crois, par l’heure d’un rendez-vous ou de la pointeuse, mais de quitter cette fusée étroite et rampante dans laquelle on n’aurait plus idée de déboucher une bouteille et de déballer un pâté qui odore ferme. Je prenais souvent le TER entre Epernay et Paris, qui partait très tôt et arrive peu avant sept heures du matin Gare de l’Est. C’est dans ce train que j’ai écrit le poème dédié à Borges. Les lumières étaient éteintes dans les voitures de queue que je choisissais systématiquement. A l’arrivée, souvent, personne ne bougeait. Puis quelqu’un commençait à s’étirer. Peu à peu lentement, les corps endormis se dépliaient. Rien à voir avec les TGV, starting-blocks du combat quotidien.
P. R. — Est-ce que la forme poétique, plus que la prose, dans sa forme elliptique et ajourée, vous permet plus de pudeur, d’ombre, quand il s’agit d’évoquer la délicatesse extrême de la situation de votre père ? Ou votre choix s’est-il imposé pour d’autres raisons ?
Fred Pougeard — L’ombre, l’ellipse, le murmure aussi certainement. Auront-ils posé ici de la pudeur ? Je l’espère. Les lecteurs en jugeront. C’est ma crainte. En avoir manqué. Mais vous soulevez aussi la question du retour à la ligne. J’ai construit chaque texte en songeant, sans doute illusoirement, au rythme de la lecture que je voudrais au moins suggérer. Oui, illusion, peut-être. Et déformation liée à mes pratiques, personnelles ou professionnelles : quand un poème, juste découvert ou relu, me prend, je le dis à voix haute. Pour mes travaux, je fais de même, ce n’est qu’en le disant que je parviens à équilibrer rythmiquement un texte ; et lorsque je l’ai fait dans les trains, j’ai bien dû souvent passer pour un marmotteur de patenôtres. Les poèmes en prose appellent une lecture fluide, ceux en vers les silences, une place pour la résonance, la lenteur de la lecture.
P. R. — Un café pris au comptoir, une gare vide, un morceau de musique classique qui s’invite entre deux wagons, des chevaux qu’on voudrait approcher de la main… votre attention aux choses révèle une tristesse sereine, un adieu consenti. « Quand on aime, il faut partir », disait Cendrars. Est-ce la « malédiction » du comédien-conteur de toujours devoir se remettre en route, que vous conjurez ici en gravant ces bribes éparses dans un journal ?
Fred Pougeard — C’est bien le déchirement du départ, partir quand le père était en train de dégringoler et que la mère mais aussi la sœur demeuraient seules à vainement tenter de le retenir un peu ; quand on ne sait pas ce qui au retour, peut-être un mois plus tard, aura changé, disparu chez lui, aura été éteint ; c’est bien ce déchirement qui fut souvent à l’origine des poèmes, au moins ceux écrits dans le train. Mais aussi, peu à peu, comme écrire était désormais un rendez-vous régulier avec la joie, j’attendais avec impatience les déplacements liés à mon métier de raconter, où je lâcherai tout autre impératif que d’essayer de continuer mon recueil. L’écriture de Via Ferrata s’est largement inscrite entre ces deux mouvements.
P. R. — « Conteur de son métier » écrit votre éditeur, en présentation : quels sont les auteurs que vous avez contés sur votre chemin, qui ont été décisifs pour vous ?
Fred Pougeard — La plupart du temps, je raconte de ces histoires de la tradition orale dont on ne connaît pas les inventeurs et chantourneurs ; ils sont perdus dans la nuit des temps.
Mais, oui, j’ai rencontré trois œuvres, trois écrivains dissemblables mais dont j’ai reconnu presque immédiatement qu’ils devaient être les uns et les autres, dans la vie, des conteurs exceptionnels et qui m’inspirent par leur recherche de la précision et leur clarté : Isaac Bashevis Singer, Jorn Riel et Curzio Malaparte. Du premier, je n’ai rien pu raconter, impossible à l’époque d’obtenir les droits. Du deuxième, j’ai monté quelques-uns de ses racontars arctiques, où il relate avec un humour râpeux l’existence des trappeurs danois du Groenland au milieu du siècle dernier, des gars confrontés à l’immensité sauvage, la solitude, le manque de femme, la nuit polaire ; du troisième, une adaptation de son saisissant récit du Front de l’Est, Kaputt. Lors d’une représentation dans un festival de la Drôme, j’ai rencontré un régisseur lumière, danois, qui avait très bien connu Riel à la fin des années 60 et qui m’a expliqué qu’avant de les écrire, ces histoires, il les racontait. J’ai lu aussi le très beau Du côté de chez Malaparte de Raymond Guérin. Guérin avait vécu, disait-il peu avant sa mort, les « jours divins de son existence » durant les trois semaines, en mars 1950, qu’il avait passées à la casa Come Me, l’imposante Villa de l’auteur italien à Capri. Son témoignage est éloquent :
« Hier c’était en nous parlant des catacombes de Rome ou des îles mouvantes de l’Odyssée qu’il nous avait tenus en haleine. Demain il nous émerveillera pendant des heures en nous récitant des centaines de vers du Dante dont il nous fera sentir, en les traduisant, la musicalité expressive ; ou bien il nous bouleversera en nous racontant les processions du dimanche de Pâques, à Lipari, ou bien il se lancera dans une série d’anecdotes grandioses, ou nous empoignera en nous confessant certains épisodes particulièrement tragiques de sa vie amoureuse… »
Dans Kaputt, Malaparte mêle habilement, pour évoquer l’horreur absolue du Front de l’est, en 41,42, la réalité et la fable. Il « ment » pour mieux dire la vérité. Sa langue est incroyablement précise, elle suscite immédiatement chez le lecteur tout un cinéma intérieur. Sur scène, il n’était nul besoin d’aucun décor, il valait mieux imaginer, grâce à la parole, les milliers de chevaux soviétiques, paniqués par les incendies provoqués par les finlandais et brutalement pétrifiés par le froid dur d’une nuit de guerre, dans les eaux du lac Ladoga où ils avaient trouvé refuge :
« Le jour suivant, quand les premières patrouilles de sissit (…) sont arrivées au bord du lac, un effroyable et merveilleux spectacle s’est offert à leurs yeux. Le lac était comme une immense plaque de marbre blanc sur laquelle étaient posées des centaines et des centaines de têtes de chevaux. Les têtes semblaient coupées net au couperet. Seules elles émergeaient de la croûte de glace. Toutes les têtes étaient tournées vers le rivage. Dans les yeux dilatés, on voyait encore briller la terreur comme une flamme blanche. Près du rivage, un enchevêtrement de chevaux férocement cabrés émergeait de la prison de glace. (…) Au cours des jours ternes de cet hiver interminable, vers midi, quand un peu de pâle lumière pleut du ciel, les soldats du colonel Merikallio descendaient au lac et s’asseyaient sur les têtes des chevaux. Elles étaient comme les chevaux de bois d’un carrousel. Tournez, tournez, beaux chevaux de bois. La scène semblait peinte par Bosch. Le vent, dans les noirs squelettes d’arbres, faisait une douce et triste musique pour enfants, la plaque de glace commençait à tourner, les chevaux de ce carrousel macabre se mettaient à tourner sur le rythme triste de la douce musique pour enfants en secouant leur crinière. –Hop là ! criaient les soldats (…) »
P. R. — Vous tenez un blog de passeur de poésie, La proximité de la mer, depuis de nombreuses années. Que diriez-vous de la prétendue absence de poésie dans le cœur des lecteurs français, ou dans les rayons des librairies ? Avez-vous des recommandations de publications récentes à nous faire ?
Fred Pougeard — Il est certain que les tirages, en poésie, sont faibles, il est certain aussi que les poèmes se nichent partout. Sur le blog dont vous parlez, j’ai aussi posé des extraits de récits, de romans : quand Genevoix, dans Ceux de 14, évoque le vieux cheval gris des Eparges, ce sont quelques lignes qui se suffisent à elles-mêmes, c’est un poème. Jünger et les fulgurances de son journal, un dialogue de Hugo avec la Mort dans son Livre des Tables, je ne compte plus les extraits de Giono que j’ai recopiés… Et bientôt vont arriver les relations de fièvres enfantines par Marcelle Delpastre ou Henri Bosco, dans leurs mémoires respectives… Les poèmes sont partout, à mastiquer à voix haute, je crois, pour le plaisir.
Sans doute parfois, en poésie, a-t-on été très loin dans la déconstruction, l’aridité, le dénuement, l’hermétisme. Les chemins, après Rimbaud et Mallarmé, devaient forcément être escarpés, à des altitudes où l’oxygène se raréfie. Singer, en 1975, dans sa préface à « Passions and other stories » s’en amusait : « Même si être obscur est aujourd’hui à la mode, pour ce qui est du fond comme de la forme, être clair a toujours été mon ambition ». Pourtant, pour être juste, chez moi lecteur, c’est bien parfois de poèmes enveloppés d’obscurité que vont naître la satisfaction, le frémissement, le plaisir, de distinguer quelque chose qui est la poésie et dont, souvent, je ne soupçonnais pas l’existence. Je pense à certaines pages de Henri Michaux.
Pour mes coups de cœur récents, je me restreins à deux livres parce qu’il existe en eux des correspondances étroites avec Via Ferrata.
Aphorismes de la mort vive, de Christian Doumet (Fata Morgana) a été publié en 2019 : murmures aux disparus, à cet éclat de fer d’eux qui reste en nous, petit masse querelleuse et anglée
« Morts ne vivent qu’en nous ; y entretiennent leur fragile commerce… (mais que sont cet en, cet y ?)
Tous de même métier : vains rameurs dans l’estuaire du revenir ».
Un livre de chevet pour moi, pour le calme qui en vient.
Les chevaux de Tarkovski, de Pia Tafdrup, publié au Danemark en 2005 je crois mais traduit en France seulement en 2015 (Editions Unes) est, ce début d’année, un choc pour moi : un livre, des poèmes, chaque page me semble plus puissante que la précédente, plus exacte, plus bouleversante. Pia Tafdrup, née en 1952 à Copenhague, suit son père à la lisière, forcément, de ses chemins de l’oubli.
Heureusement peut-être, que je n’ai pas connu ce livre au moment de composer le mien.
Propos recueillis en février 2021 pour la Librairie Une page à écrire.
Extrait
Seize
Le père ne sait plus
ni le jour ni le lieu.
Il appelle
des chevaux.
Ces chevaux
ne s’approchent pas
de celui qui n’a pas
pitance à leur donner;
à quelques centimètres de la clôture,
ils restent à brouter.
J’ai lu que les bêtes
étaient le Christ.
Ne me décevez pas.
Venez, Allez, approchez…
Lui, c’est juste
sa main vide.
Ce qu’il y a
de plus beau.
Il ne sait plus
ni le sel ni le vin.
Son bras tendu
si imprécis…
son poing s’ouvre
et se ferme.
Ça ressemble
à un au revoir.
(…)
Parfois
je fais comme vous.
Parfois même,
je fuis.
Ouvrages conseillés :
Fred Pougeard, Via Ferrata. Poèmes ou journal épars
Editions Thierry Marchaisse, 2021, 128 pages, 14,90 €
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Malaparte, Kaputt
Folio, 1972, 512 pages, 9,70 €
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Jørn Riel, La vierge froide et autres racontars
Gaïa, nvelle édition 2019, 192 pages, 9 €
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Isaac Bashevis Singer,Le Beau Monsieur de Cracovieet autres nouvelles
Le Livre de poche, 2019, 1440 pages, 12,90 €
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Raymond Guérin, Du côté de chez Malaparte
Finitude, 2009, 128 pages, 9,50 €
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