• Éric Pessan, né en 1970 à Bordeaux, vit aujourd’hui dans un village près de Nantes. De son œuvre prolifique et inspirée, cherchant ses espaces de liberté dans les moindres interstices d’un monde qu’il connaît bien et qu’il regarde en face, citons les romans Incident de personne, Cela n’arrivera jamais, Photos de famille ou encore Quichotte, autoportrait chevaleresque. Mais c’est aujourd’hui sa production en littérature jeunesse, et particulièrement « ado » qui nous intéresse, alors que viennent de paraître (au moins !) trois excellents romans, qui se lisent agréablement à tout âge, à partir de 13 ans, Tenir debout dans la nuit, Et les lumières dansaient dans le ciel et Teenage Riot •
Paméla Ramos – Bonjour Eric Pessan, vous êtes écrivain et vous publiez une grande partie de vos romans à destination des adolescents : quand et pourquoi avez-vous décidé de prendre une telle orientation ?
Eric Pessan – Je publie des livres depuis 20 ans, et cela fait 10 ans que j’écris en direction de la jeunesse. C’est arrivé à un moment où mes enfants grandissaient, où ils m’ont fait partager leurs lectures. J’ai voulu écrire des livres qu’ils puissent lire. Et puis, des amis auteurs travaillaient déjà dans cette direction, j’ai eu envie d’essayer.
Est-ce que, fondamentalement, c’est « la même chose » d’écrire pour des plus jeunes, ou suivez-vous une ligne de conduite d’écriture répondant à des contraintes spécifiques ?
J’écris pour des grands ados, je publie chez un éditeur qui n’exige aucun formatage. Pour moi, il n’y a pas de différences majeures entre l’écriture jeunesse et adulte (je me souviens d’une éditrice « adulte » qui avait eu la curiosité de lire un de mes romans ados et m’avait dit qu’elle aurait pu le publier tel quel). C’est plutôt une question d’adresse : je m’adresse à des adolescents ou je m’adresse à des adultes (sachant que de nombreux adultes lisent mes romans jeunesses et – inversement – qu’il est possible aux ados de lire mes textes adultes). Pour l’instant, la seule différence, c’est que l’écriture des romans ados comble mon besoin de fiction. Lorsque j’écris des textes pour adulte, je vais de moins en moins vers le roman. Mon prochain livre – qui traitera de l’imaginaire lié au spatial – sera un documentaire qui vrillera vers la fiction, par exemple, et il comportera de nombreux éléments biographiques. Ce sera une forme plus ou moins inclassable.
Diriez-vous que vous êtes plus libre lorsque vous écrivez pour les enfants, les adolescents ou les adultes ?
Je me sens libre lorsque j’écris. Très libre, quel que soit le public auquel je m’adresse. Par principe, je ne me refuse rien : j’écris des romans, du théâtre, des récits, de la poésie. La seule contrainte est parfois éditoriale (je me souviens d’une pièce de théâtre (Dépouilles) refusée par des éditeurs de théâtre qui la jugeaient trop romanesque, refusée par des éditeurs de littérature qui la trouvaient trop orale, et publiée aux éditions de l’Attente, identifiées comme des éditions de poésie).
Vous animez des ateliers d’écriture pour les jeunes : comment cela se déroule-t-il en général, et est-ce à ces occasions, notamment, que vous continuez de puiser votre inspiration pour aborder les thèmes et les questions qui les préoccupent le plus ?
Lorsque j’anime un atelier, il y a un sujet (soit je le choisis, soit je le définis avec les enseignants ou les commanditaires de l’atelier). Je viens toujours avec des textes (les miens ou des textes d’auteurs contemporains – je tiens à faire entendre de la littérature d’aujourd’hui), je fais une proposition, les participants écrivent, puis ils partagent leurs textes (le plus souvent en les lisant) ce qui me permet de faire des retours critiques, de voir ce qui aurait pu être poussé plus loin, de noter les bonnes idées. De toute façon, lors d’un atelier, il faut juste accepter d’écrire, de faire confiance à sa capacité de glisser des mots sur du papier, il n’y a jamais une bonne et une mauvaise réponse à une proposition, la bonne réponse c’est celle qu’un participant écrira avec sa langue propre, sa culture, ses idées, ses mots.
Je n’anime pas des ateliers pour « piquer » des idées. J’ai assez de projets comme ça devant moi. J’anime des ateliers – toujours avec des publics « contraints », qui n’ont pas choisi de venir me voir – pour tenter de montrer que lire et écrire concernent tout le monde, que l’écriture n’est pas forcément un exercice scolaire évalué, mais aussi un plaisir, une façon de prendre confiance en soi.
Mais, il est vrai que de fréquenter des jeunes gens produit des échos en moi. A force de recueillir des récits d’agressions sexuelles j’ai eu envie d’écrire Tenir debout dans la nuit. A force d’entendre que les jeunes ne s’intéressent pas à la politique et de voir à quel point les jeunes sont préoccupés par le monde environnant (ses inégalités, ses violences, sa pollution…) cela a nourri l’écriture de Teenage riot.
Pardon, je m’aperçois que la question était ambiguë : je vous imaginais en effet puiser l’inspiration au contact des jeunes, en étant poreux à leurs attentes, leurs préoccupations, mais pas en prenant leurs idées. Revenons à votre dernier roman, Teenage Riot, co-écrit avec Olivier de Solminihac : roman choral qui suit trois adolescents et leurs proches jusqu’au point d’orgue de leurs révoltes, à Marseille. Depuis les émois amoureux jusqu’aux questions d’identité, familiale ou sociale, tout semble abordé. Vous émettez l’hypothèse que la jeunesse, réputée passive, se soulève et redécouvre la solidarité dans toutes les luttes : c’est un changement que vous ressentez auprès d’eux ou que vous appelez, vous, de vos vœux ?
A l’origine, Teenage Riot n’avait pas d’histoire ni de sujet. Le roman a démarré comme un jeu entre Olivier de Solminihac et moi. Nous avions déjà écrit un livre ensemble (Les Etrangers), nous avions envie de retrouver ce plaisir de travailler à deux. J’ai écrit un premier chapitre situé à Marseille (d’où je venais de résider durant deux mois à l’invitation de La Marelle), j’ai imaginé l’Ours, je me suis servi des années que j’ai passées à travailler dans une radio associative à Nantes (Jet FM) : à l’époque je connaissais de nombreux DJ (j’ai même été juré d’un championnat de France de hip-hop). Puis Olivier a répondu avec Lotta, une jeune italienne passionnée de théâtre. J’ai proposé Ellie, jeune fille anglaise coincée dans les non-dits de son histoire familiale. Et nous avons commencé à tresser le livre avec ces trois brins-là, puis la révolte est arrivée d’abord dans l’écriture et – en écho – dans le monde (George Floyd aux Etats-Unis). Comme je disais à la question précédente, je rencontre très souvent des jeunes gens préoccupés par l’état du monde, révoltés par les injustices. Lorsque vous manifestez pour le climat, vous voyez que la majeure partie des manifestants n’ont pas 20 ans.
Le problème des violences envers les femmes, des violences au sein des familles, les manifestations qui s’embrasent partout dans le monde, les questions de genre, de rapport à l’ordre … vos romans paraissent toujours, ou presque, accompagnant une actualité qui leur donne raison : comment « sentez-vous » les bons sujets, au bon moment ?
Je ne sens pas les bons sujets, je dis souvent aux élèves qui me reçoivent dans une classe que j’écris sur le monde dans lequel nous vivons, ce monde que nous avons en partage, que nous éprouvons ensemble. L’été dernier, j’ai travaillé à un texte sur l’inceste et cet automne l’inceste faisait la une des journaux. Je ne me sens ni précurseur ni opportuniste, je suis juste attentif et préoccupé par la société et le monde dans lesquels je vis.
La course, la fugue, le voyage, la traversée : les personnages de vos romans sont en mouvement perpétuel, alors qu’on imagine souvent l’adolescence comme une frustrante stagnation, au contraire. Tous s’évadent : Elliot dans Et les lumières dansaient dans le ciel, récemment paru lui aussi, a besoin de « ses » étoiles pour échapper à des parents qui se déchirent sa garde, il arrache comme il peut des moments de répit, et poursuit obsessionnellement un objectif. Mais aussi l’héroïne de Tenir debout dans la nuit, les personnages de Aussi loin que possible…
C’est drôle, parce qu’à chaque nouveau texte, je me jure qu’il sera totalement différent du précédent, et une fois fini, je me rends compte qu’il s’inscrit dans la même lignée. J’ai beau déplacer mes sujets à Hokkaido ou New York, à Brindisi, Marseille ou Londres, je n’échappe pas à certaines constantes. Mes personnages sont – en effet – souvent en fugue ou en-dehors de leur quotidien. Je crois que ce pas de côté est nécessaire. Si on se lève, se lave, déjeune, part travailler (au bureau ou en classe), mange, travaille encore, rentre, fait des devoirs ou prépare le dîner… on est littéralement aspiré par le quotidien. Lorsque tout ceci est neutralisé, il se passe une chose merveilleuse : on a le temps de penser.
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« Mes astronomes », nous surnommait ma mère, avant. Avant la guerre.
C’est la guerre qui nous rend guerrier,
la violence qui nous rend violent,
à force d’être déchiré, pris en otage, manipulé, détruit, on a envie de tout envoyer bouler d’un grand coup de pied et de frapper au risque de s’y briser les doigts. Ne plus se contenter de regarder la bataille en craignant d’être fauché par une balle perdue. En temps de guerre, on n’a pas le droit d’être neutre. Il faut prendre parti, on ne peut pas demeurer les bras croisés dans le no man’s land d’où toute belle chose a été arrachée, dévastée et soigneusement niée.
À cause d’une gorgée de cognac, mon père a été jugé incapable de s’occuper de moi. Une fameuse arme de destruction massive, le cognac.
• Extrait de Et les lumières dansaient dans le ciel, à propos du divorce des parents du narrateur •
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Vous avez un souci de la belle langue simple, limpide mais très travaillée, fourmillant de formules poétiques et pleines de bon sens, vous jouez même sur plusieurs registres, comme dans Teenage Riot où les scènes de théâtre alternent avec une prose fiévreuse, comme slamée, toujours en rapport avec vos personnages et leurs passions. Dans une forme libre, elle aussi en mouvement, vous émaillez vos fictions de superbes petits moments de littérature : est-ce important, à vos yeux, que les plus jeunes goûtent à ces délices plutôt que de retrouver, « tels quels », leurs langages et tics d’expression ?
Je me refuse d’écrire « en costume ». Je ne me vois pas plus écrire à la façon de Voltaire qu’à celle d’un jeune de 15 ans. La langue que j’emploie est la mienne. Je ne mets quasiment jamais de dialogues dans mes livres pour ne pas avoir à singer une langue qui m’est artificielle. C’est un aspect très important pour moi. Je ne cherche pas le naturalisme. J’ai l’ambition d’écrire de la littérature. Et puis, parfois, il m’arrive aussi de jouer avec la forme, le roman est libre, on peut jouer avec, on peut insérer des poèmes (je l’ai fait dans La plus grande peur de ma vie, je le refais dans La Gueule-du-Loup qui paraît en septembre prochain) ou du théâtre (en l’occurrence, rendons à Olivier ce qui lui appartient, c’est lui qui a commencé à écrire des répliques dans Teenage Riot, et c’est l’une des raisons qui font que je peux écrire des livres avec lui : on partage cet usage de la liberté).
Quels conseils de lecture donneriez-vous, en ce moment, en plus de vos livres, à de jeunes personnes passionnées par la lecture ?
J’ai envie de conseiller d’oser aller voir ce qui se passe du côté de la poésie. Le poème est d’une liberté folle (décidément, le mot liberté revient souvent), il n’est pas figé dans une forme. Il y a des éditeurs qui proposent des formes très enthousiasmantes de poésie : allez voir du côté de la collection Iconopop, ou des poésies publiées par La Peuplade – très bel éditeur canadien), regardez la poésie narrative américaine (Raymond Carver, par exemple). Je suis certain que par sa brièveté, sa musique, sa densité et sa liberté (!), la poésie peut captiver des jeunes gens qui n’osent pas trop y jeter un œil, parce qu’ils pensent qu’elle est datée ou poussiéreuse.
Propos recueillis en mai 2021.